40 ans de parcours raisonné
dans les littératures du Monde

Depuis 1983, la Fête du Livre d’Aix-en-Provence accueille des écrivains, des artistes, des penseurs. Comme dans beaucoup d’autres villes, me direz vous, Oui, mais… Dès ma première rencontre comme spectateur avec les Fêtes du Livre orchestrées par Les Écritures Croisées – c’était en 1992, dans un contexte particulier : l’invité d’honneur était Satyajit Ray, mais sa mort survenue en avril avait transformé l’événement en un vibrant hommage en présence du fils et de la veuve de l’écrivain cinéaste disparu – j’ai senti que se jouaient là des moments intenses, irradiants. Avoir écouté et visionné des centaines d’heures d’enregistrement recouvrant plusieurs décennies de Fêtes du Livre n’a fait que confirmer ma première impression, et celles qui ont suivi : à chaque fois, la magie opère, procurant la sensation de vivre des rencontres rares, inédites, qui suspendent la sourde rumeur du monde pour mieux faire entendre la force de création et de conviction des auteurs invités. Et pour que cela se réalise, du temps leur est donné sous la forme de tables rondes, de conférences, de lectures, de films projetés, de masterclass (la formule a été inaugurée en 1999 par Philip Roth devant un parterre de jeunes lecteurs grisés par la proximité offerte avec l’auteur de Pastorale américaine). Autant de temps qui permet aux écrivains de s’incarner, de sortir de leur isolement, d’être à part entière aux rendez-vous proposés avec le public, de faire entendre leurs voix. Et la formule séduit, comme en témoignent le sommaire de ce livre, les images du film et le récapitulatif de toutes les Fêtes du Livre reporte en annexe : ils sont plus d’une centaine d’auteurs à avoir répondu présent, des Prix Nobel de littérature (J.M. Coetzee, Gao Xingjian, Günter Grass, Mario Vargas Llosa, Toni Morrison, V.S. Naipaul, Kenzaburô Ôé, Octavio Paz, Wole Soyinka), aux écrivains émergents qui ont confirmé leur talent par la suite (Amitav Ghosh, Rick Bass, Manuel Vasquez Montalban, John McGahern…), des romanciers (Russell Banks, Philip Roth, Mo Yan, Antonio Tabucchi…) aux poètes (Mahmoud Darwich, Philippe Jaccottet, John Ashbery, Eugène Guillevic…).

Toutes ces voix se sont exprimées à Aix-en-Provence parce qu’une voix a su les convaincre de s’y rendre, a su leur confier avec enthousiasme, exigence et gravité des Fêtes du Livre propices au croisement des regards et des paroles. Cette voix hors du commun est celle d’Annie Terrier. Qui est-elle et comment parvient-elle à faire venir ces écrivains de tous les coins du monde? Elle le dit elle-même : elle n’est ni éditrice ni bibliothécaire ni manager culturel ou attachée de presse. Elle n’est pas une « professionnelle de la profession ». Elle affirme être simplement une saltimbanque. Son parcours, elle le rappelle volontiers en insistant sur la part d’utopie indéfectiblement liée à ses engagements. Les Écritures Croisées qu’Annie Terrier a fondées, plongent leurs racines dans l’histoire culturelle d’Aix-en-Provence de la fin des années 1970, à laquelle elle a activement pris part. Elle appartient à cette génération alors en ébullition qui se construisait autour du théâtre, de la musique, de la chanson, des arts plastiques et du livre. Toutes ces années, marquées par la création d’un CAC (Centre d’Action Culturelle), structure inspirée du concept des maisons de la Culture et héritière de l’esprit de Jean Vilar, ont été vécues dans une effervescence d’activité et de créativité propre à faire naître de réelles dynamiques, des initiatives aussi bien collectives que personnelles. Ce qui a permis de bouleverser les modes de consommation de la culture officielle. 

Image tirée du film Aix-en-Provence 1968-1980 : Un vent de Liberté
de Marie-Claire Rubinstein et Marie Padlewski

Après la fermeture du CAC par la ville d’Aix-en-Provence, Annie Terrier a pris la décision de continuer coûte que coûte les manifestations qui avaient jusqu’alors initiées au sein de cette structure. Cela va prendre la forme, en 1983, d’une Fête du Livre intitulée « Mille et un livres » – ce qui constitue la fondation des Écritures Croisées. « Mille et un livres » a représenté une sorte de « coup d’état symbolique » concrétisé dans l’investissement d’un lieu situé en plein centre-ville (collège des Prêcheurs). Tout en héritant de l’activité du CAC, Annie Terrier innovait et imprimait une marque nouvelle. La manifestation ayant convaincu, elle poursuit l’année d’après en s’ouvrant à d’autres horizons plus vastes, encore peu explorés, permettant de faire, pour reprendre la formule titre du livre d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger. « L’Arc, L’inn et Le Neckar » est ainsi l’occasion d’inviter, entre autres, Peter Härtling, Michel Deguy, Georges-Arthur Goldschmidt, Jean-Marie Gleize, Philippe Lacoue-Labarthe… L’Arc, rivière aixoise chargée l’histoire, croise le courant autrichien de L’Inn et Le Neckar qui faisait rêver Hölderlin. Tout en préfigurant « Les Belles Étrangères », cette manifestation constitue un tournant décisif dans l’évolution des Fêtes du Livre d’Aix-en-Provence : l’axe fort de la littérature étrangère est affirmé, le croisement avec les autres formes d’expression artistique s’étoffe. L’année suivante, avec « L’Europe des Écritures Croisées », et pour une période de huit ans, la Fête du Livre s’installe au Palais de Justice, au cœur d’Aix-en-Provence, dans un lieu qui n’avait pas été ouvert à une manifestation depuis 1851. Aux portes des prétoires résonneront les voix d’Octavio Paz, James Baldwin, Robert Coover, Ismaïl Kadaré, Carlos Barral, Jacques Lacarrière et tant d’autres… Seule manquera au rendez-vous la voix de Satyajit Ray, En 1992, Les Écritures Croisées sont invitées à intégrer la Cité du Livre qui a vu le jour aux Allumettes. Cette manufacture de la fin du XIXe siècle, devenue friche industrielle à partir de sa fermeture en 1972, un temps promise à la destruction, a finalement été restaurée pour abriter le cœur culturel d’Aix-en-Provence. Elle regroupe, autour de la Bibliothèque Méjanes, des formations universitaires (Métiers du Livre), des associations (la Fondation Saint-John Perse, le Centre Albert Camus, L’Institut de l’image…), et offre un cadre propice pour faire des Fêtes du Livre une manifestation trans-artistique (amphithéâtre, salle de cinéma, galeries d’art, espaces de lecture…).

Une manifestation qui attire encore aujourd’hui un public toujours plus nombreux, conquis par les croisements culturels opérés, par les contenus proposés, par les invités jamais avares quand il s’agit d’échanger entre eux ou avec l’assistance. Tout cela sous le regard enflammé, pétillant, toujours en communion et souvent ému d’Annie Terrier, dont la voix réduit les distances, franchit les lignes et attire à elle et à nous les écrivains de ce temps. Comment donner forme à cette abondance de témoignages, de déclarations, d’échanges, à toutes ces transcriptions faites à partir de bandes audio et vidéo ? Comment rassembler tout cela dans un livre sans figer les propos des auteurs, livres sans prévention dans un cadre favorable à l’expression les différences ? Comment éviter l’écueil de la simple archive, trop souvent synonyme de lettres mortes, surtout quand plusieurs de ces voix d’écrivains (celles d’Octavio Paz, Edouard Glissant, Mahmoud Darwich, Jacques Lacarrière, Milo Dor, Jorge Semprun…) sont aujourd’hui éteintes ? Compiler les paroles des auteurs suivant un ordre chronologique m’est apparu d’emblée inenvisageable. Cela pouvait vite tourner au catalogue, au passage en revue, et occulter ce qui se déposait Fête du Livre après Fête du Livre, et qui constituait une matière vive de pensées et de propos susceptibles de se répondre. La solution a fini par venir du sous-titre ingénieusement soufflé par Liliane Dutrait : Parcours raisonné dans les littératures du monde. Ce parcours raisonné m’autorisait à être déraisonnable, à envisager une orientation possible mais fragile, à assumer l’écrasante pluralité suggérée par la formule « les littératures du monde » en convertissant cette pluralité en une totalité fragmentée, en une forme faite de repères éblouissants, l’échos, d’écarts, de circulations, de croisements et de bifurcations. J’avais bien en tête La République mondiale des lettres (1999), l’ouvrage de Pascale Casanova qui affirme l’existence d’une invisible et puissante fabrique de l’universel littéraire. Mais la matière qui se présentait à moi m’interdisait d’être systémique, les phrases des écrivains relevant autant de l’universel que du disparate. Ces dernières m’ont poussé vers une dynamique formelle pouvant faire parler ensemble, dans une sorte de proximité lointaine, des subjectivités s’exprimant en des temps différents. Ce qui m’a finalement rapproché de la dynamique même de la littérature, telle que la définit Carlos Fuentes, ce phénomène en effectuation permanente, dans lequel le passé et le présent sont constamment modifiés par des interférences réciproques.

Toni Morisson et Annie Terrier (octobre 2001)

Écritures croisées. Parcours raisonné dans les littératures du monde est un montage, un mouvement plus qu’un état, un livre qui permet de penser en termes d’échanges et de réseaux plus qu’en termes de ligne et de progression. La valeur première de ces pages montées est, pour faire miens les mots de Georges Didi-Huberman, de « déplier les discontinuités », de donner à lire « des gerbes amassées [qui] finissent par exploser », mais aussi de faire voir que « les différences dessinent des configurations et que les dissemblances créent, ensemble, des ordres inaperçus de cohérence », Dans ce livre se dessinent des évidences et des instabilités de liaisons, des convergences et des trajectoires contradictoires. Ce qui correspond bien à la plupart des écrivains convoqués qui évoquent volontiers leur poly-appartenance, refusent l’idée de cultures homogènes, expriment leur méfiance à l’égard de toute forme de centralisme au point de sembler dire : « Nous sommes tous périphériques, ce qui est peut-être la seule façon d’être aujourd’hui universel.»

De ce montage ressortent cinq lignes de force qui constituent les cinq parties du livre. La première regroupe les propos d’écrivains qui ont à cœur d’évoquer leurs milieux d’origine, leurs héritages, leurs affinités électives. La deuxième se concentre sur les rapports des auteurs à leurs terres, qu’ils soient des hommes et des femmes de lettres nomades ou sédentaires. La troisième, particulièrement nourrie, insiste sur les créateurs de langue que sont ces romanciers, ces poètes et ces dramaturges. La quatrième revient sur les raisons qui poussent à écrire, la vocation aussi bien que la nécessité de s’engager. La cinquième, enfin, fait la part belle à l’imaginaire et aux stratégies formelles adoptées pour parler de soi, du monde et des réalités augmentées, soumises aux excès des représentations et des histoires

Concernant le film, mon approche du montage a été différente. Pour éviter la fragmentation qui m’aurait fait courir le risque du zapping, il m’est apparu évident que, si je voulais ménager des séquences significatives et suffisamment parlantes, il me fallait opter pour des moments bien détermines, pris dans des Fêtes du Livre clairement identifiées. Mais tant d’images se bousculaient devant mes yeux : lesquelles écarter, lesquelles conserver ? Et la durée du film devait être raisonnable, servir sa cohérence, ses intentions et son intensité. Les parties musicales et les moments de lecture se sont très vite imposés à moi. Pour le reste des rushes, j’ai opté pour un principe de sélection ambitieux et modeste à la fois : je n’ai retenu que les extraits qui permettaient, non seulement de saisir au mieux la démarche d’un écrivain, mais aussi d’en percevoir l’humanité, la personnalité (ses forces ou ses failles) – et parfois il suffit d’un geste, d’un sourire ou d’une posture captées par la caméra, voire d’une parole directement prononcée en français, à l’instar de Kenzaburô Ôe déclarant : « Je suis une force qui va ». La truculence d’Antonine Maillet, la chaleur et la classe de Toni Morrison, l’ironie froide et communicative de Philip Roth, l’humour d’Antonio Tabucchi, la sagesse non convenue de Günter Grass, la décontraction grave de Salman Rushdie, la communion autour de Mahmoud Darwich… Autant de ressenti que seule l’image peut favoriser.

Guy Astic
Préface de
Écritures Croisées
Parcours raisonné dans les littératures du monde